Chaque livre de Laurent Gaudé constitue un événement en lui-même. L’auteur à succès, dramaturge, nouvelliste et romancier est attendu à chacune de ses parutions. Son dernier ouvrage nous emmène en Haïti, dans ces terres d’extrême pauvreté où –comme si cela ne suffisait pas – les hommes sont régulièrement écrasés sous le poids des ubuesques mais sanguinaires dictatures, qu’elles soient celles de la famille Duvalier ou celles de ses grotesques caricatures qui se sont succédées.
La narration est un peu lente et l’histoire poussive jusqu’à ce que cette terre déshéritée se mette à trembler : Personne n’avait remarqué que les oiseaux s’étaient tus, que les poules inquiètes, s’étaient figées de peur. On glisse alors dans l’éboulis de l’horreur et la poussière blanche des gravats. Le monde bascule et les personnages se fourvoient entre la vie et la mort. On ne sait d’ailleurs plus qui respire encore et marche. Les ombres du passé ressurgissent et viennent hanter les presque vivants. Tout semble basculer dans la précarité de l’instant. Avec son talent coutumier, Laurent Gaudé nous entraîne dans les limites des mondes invisibles. On y retrouve quelques coups de crayons de ses livres précédents comme La mort du roi Tsongor ou La porte des enfers. L’univers des combats de coqs, du vaudou, des redoutés tontons macoutes, des misérables des Caraïbes et des prostituées enchantées par la grâce. Comme à son habitude, l’écrivain nous offre une galerie de personnages attachants qui représentent les balises d’un livre où le récit semble accomplir une certaine forme de destinée, à l’image de ce peuple meurtri. Tels des personnages bibliques, ces héros de l’ordinaire devront mourir une seconde fois, se glisser dans la faille de la crevasse et laisser disparaître le sismographe de la peur. Ainsi, la paix reviendra mais à quel prix ! Cette île d’hommes libres, territoire de Toussaint Louverture, ne cesse d’affranchir ses anciens esclaves.
Laurent BAYART
* « Danser les ombres », roman, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 2015.