On reste littéralement béat d’admiration à la lecture de ce premier roman publié par Rupa Bajwa, née à Amritsar, en Inde du Nord en 1976. Tout simplement hallucinant de maîtrise et d’une stupéfiante et précoce clairvoyance. Ecriture narrative magistrale qui dépeint, à travers son personnage Ramchand, jeune vendeur de saris, timide et poli, une Inde qui oscille entre le scintillement du vernis qui police les rapports sociétaux et cette ignoble barbarie sous-jacente qui ne dit pas son nom…
Le héros passe ainsi ses « journées à rouler et à dérouler des kilomètres d’étoffe à l’intention des femmes aisées de la ville ». Mais, le jeune homme (qui apprend l’anglais par le biais d’un dictionnaire, mot après mot !) va connaître la ligne de fracture qui va l’éveiller et le réveiller de cette infâme et abjecte barbarie, comme un cancer ou un trou posé sur les somptueuses soieries de l’apparat. Monde du luxe, du lucre et de la luxure où la femme glisse dans les mains des violeurs impunis, insatiables malfaiteurs du sexe qui brisent les destins rebelles. Tableau contrasté d’un pays/continent, description d’un mariage festif en mille et une nuits, massacre des sikhs par l’armée indienne dans l’enceinte sacrée du temple d’Or de la ville d’Amritsar, maltraitance envers la femme, violence, alcool, folie puis le drame du viol de Kamla, par des policiers à la solde des magnats fortunés. Pour finir, elle sera lâchement et froidement assassinée. Les étoffes prennent la couleur du sang et Ramchand, celle du dégoût et de la colère. Des fantômes de tissus qui hantent ses nuits : Puis les saris commencèrent à s’agiter, à se dérouler, tous ensemble…/ La pièce fut bientôt pleine de bruissements et de claquements de tissu. Quelques saris s’allongèrent démesurément, pour atteindre des dimensions jamais vues dans la réalité..
Cette romancière nous offre un premier roman somptueux et étincelant de prouesse narrative, dans une Inde mystérieuse et fascinante par les ombres qu’elle déploie. Ecriture qui glisse comme une gouache sur une toile, orfèvrerie de la description à l’image de la mousson :…et il pleuvait à seaux. Un vrai déluge ! Les dômes noirs des parapluies dansaient un peu partout. La rue avait beau être inondée, les caniveaux avaient beau déborder et la moindre ornière se transformer en mare, les gens avaient l’air heureux, libérés de la chaleur implacable…
@ Laurent BAYART
* Le vendeur de saris de Rupa Bajwa, Editions des Deux Terres, 2006.